La guerre en Ukraine et le spectre de la mobilisation générale pour la jeunesse française, pourra-t-on éviter une guerre totale Occident-Russie ?, Le Dialogue, 19 juin 2023.

Ana Pouvreau

lundi 19/juin/2023 – 12:24

Des soldats français inspectent des véhicules militaires à la base aérienne de Mihail Kogalniceanu, près de la ville de Constanta, le 14 juin 2022, avant la visite du président français. Photo : Yoan VALAT / POOL / AFP.

Ana Pouvreau, Spécialiste des mondes russe et turc, docteur en études slaves de l’Université de Paris IV-Sorbonne, diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques, est auteure de plusieurs ouvrages de géopolitique.

« Ordonner à l’Ukraine de se battre « aussi longtemps qu’il le faudra » est inhumain. Arrêtez cette guerre tragique maintenant !» (Colonel Richard Black, ancien Marine vétéran de la guerre du Vietnam et sénateur au Sénat de Virginie, 14 juin 2023).

La poursuite et l’intensification de la guerre en Ukraine accroissent le risque d’extension du conflit aux pays membres de l’OTAN, une perspective que certains boutefeux souhaitent ardemment voir se réaliser et qui doit absolument être écartée sous peine – à plus ou moins long terme – d’une mobilisation générale des jeunes français pour les déployer dans ce bourbier sanglant. 

Le 7 juin 2023, l’ancien Secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen – qui est également conseiller spécial du président ukrainien Zelensky – a indiqué, dans un entretien au quotidien britannique The Guardian, qu’il faudrait, envisager l’envoi de troupes de l’OTAN en Ukraine. A commencer par les Polonais. Les Baltes suivraient. Il semble qu’il s’agisse désormais pour l’OTAN et l’UE de préparer les opinions publiques occidentales à accepter l’inimaginable, à savoir l’envoi de militaires professionnels puis, si nécessaire, la mobilisation générale des hommes de 18 à 60 ans comme en Ukraine.  C’est ainsi que se pose l’inévitable question : la jeunesse française sera-t-elle bientôt contrainte d’aller combattre en Ukraine contre la Russie ?

A ce stade du conflit, force est de constater que les efforts consentis par les pays occidentaux pour aider l’Ukraine sont inédits dans l’Histoire. 

On compte ainsi :

– des sanctions exorbitantes contre la Russie au prix d’une crise énergétique doublée d’une récession économique alarmante pour les Européens et notamment pour l’Allemagne ;

– Une aide occidentale militaire colossale en faveur de l’Ukraine. A cet égard, l’Administration Biden a aidé le gouvernement ukrainien à hauteur de 36 milliards de dollars depuis le déclenchement du conflit le 24 février 2022, dans la continuité de l’aide militaire de près de deux milliards de dollars déjà octroyée par les Etats-Unis à l’Ukraine entre 2014 et février 2022.

– Une mobilisation de dizaines de pays et d’organisations internationales (réunis notamment lors de la conférence de Lugano en juillet 2022), en vue de reconstruire l’Ukraine, dont les besoins ont été estimés par ses dirigeants actuels à plus 750 milliards de dollars; 

– L’accueil de 8 millions de réfugiés ukrainiens par les Etats européens (dont 115 000 en France). 

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky juge cependant ces sacrifices insuffisants et exige constamment un renforcement de l’engagement des Occidentaux, à tel point que l’idée, encore taboue et peu crédible il y a quelques mois, d’un engagement de l’OTAN en Ukraine – ce qui déclencherait assurément une Troisième Guerre mondiale – est maintenant ouvertement évoquée en Europe.

Engager l’OTAN en Ukraine : ce cauchemar qui pourrait devenir réalité

Dès le mois d’avril 2022, le général français Michel Yakovleff, ancien vice-chef d’état-major des opérations de l’OTAN, fut un des premiers à préconiser que les pays membres de l’OTAN entrent directement dans « une guerre limitée » en Ukraine.  Il jugeait que les intentions de Vladimir Poutine s’étendaient bien au-delà des frontières ukrainiennes et que celui-ci s’attaquait directement à l’OTAN. Le général britannique Sir Richard Shirreff, ex-Commandant suprême adjoint des forces alliées en Europe (DSACEUR) à l’OTAN (2011-2014), annonçait, en 2016, le déclenchement d’une guerre entre le bloc occidental et la Russie, dans un ouvrage de fiction intitulé War with Russia[1]. Il considère, pour sa part, que la Russie est entrée en orbite pour se préparer à une collision frontale avec l’OTAN. Nombre de journalistes et de médias occidentaux se sont alignés sur un tel positionnement. Par exemple, Laurence Haim, journaliste installée aux Etats-Unis et ancienne porte-parole du parti présidentiel En Marche, s’est dite en faveur d’un engagement de l’OTAN en Ukraine, déplorant publiquement, dans l’émission de Darius Rochebin sur LCI, que les Français ne soient pas favorables à envoyer leurs enfants se battre en Ukraine. Des passionarias ukrainiennes – telles que Zoriana Haniak, présidente de l’association des étudiants ukrainiens de France – invitées des plateaux TV, ont fustigé la « lâcheté » des Français qui rejetteraient l’idée d’un engagement militaire français en Ukraine. Celle-ci s’est désolée au début de la guerre que, pour certains jeunes Ukrainiens installés en France, le regain patriotique aille jusqu’au retour au pays « pour combattre », évoquant des « générations sacrifiées ». Etait-ce pour cette raison qu’elle préférerait voir de jeunes Français remplacer ses compatriotes sur ce théâtre de guerre de tous les dangers?

Le conditionnement des esprits est en marche

Force est ainsi de constater que l’idée insidieuse d’un engagement militaire de l’OTAN dans le guêpier ukrainien est en train de faire son chemin dans la société française. Dans son interview du 14 juillet 2022, Emmanuel Macron interrogé sur l’état de préparation de l’armée française face à la perspective d’être engagée dans un conflit de haute intensité, insista sur la force morale des Ukrainiens : « c’est une nation où tous les hommes adultes sont mobilisés et se battent. Je considère aujourd’hui que le principal élément c’est cela ». L’utilisation par le président, de termes à connotation militaire, tels que ceux d’« économie de guerre » ou lorsqu’il fait simplement référence à la crise énergétique, celui de « mobilisation générale », est sans doute loin d’être fortuite. Dans le même temps, le chef de l’Etat a décidé de renforcer le service national universel, de doubler les effectifs de la réserve, d’allonger de 10 ans la limite d’âge pour les réservistes. Ces changements n’ont pas échappé au Figaro qui titrait en novembre 2022 : « L’armée prépare les esprits à la possibilité de la guerre ». La Loi de programmation militaire (LPM) a été votée le 7 juin 2023, à 408 voix pour et 87 contre, à l’Assemblée nationale. Son objectif est de « bâtir l’avenir des armées françaises dans un environnement stratégique de plus en plus menaçant, comme illustré par la guerre en Ukraine ». Le texte va être étudié par le Sénat. 413 milliards d’euros sont ainsi prévus pour le ministère des Armées sur la période 2024-2030.

…au Royaume-Uni aussi

A noter que cette préparation de l’opinion publique est également à l’ordre du jour au Royaume-Uni. Elle résulte de l’engagement sans précédent de l’ancien Premier ministre Boris Johnson en faveur du régime ukrainien. Avant l’annonce de sa démission du parti conservateur le 8 juillet 2022, Johnson a rejeté toute idée de paix avec la Russie. Il a plaidé pour un soutien renforcé à l’Ukraine, annonçant que le Royaume-Uni était prêt à entraîner au combat jusqu’à 120 000 soldats ukrainiens tous les 120 jours, en vue « d’expulser les Russes, d’expulser les armées de Poutine, de tout ce que celui-ci a obtenu depuis le 24 février, et de s’assurer que les Ukrainiens ne sont pas encouragés à conclure une mauvaise paix ». Pour Boris Johnson, qui a été pressenti pour occuper le poste de Secrétaire général de l’OTAN, il est important d’empêcher les Russes de « geler » le conflit, car cela leur permettrait de consolider leurs gains territoriaux avant de lancer une nouvelle attaque. C’est au cours de sa visite à Kiev en juin 2022, qu’il déclara: « le Royaume-Uni est avec vous, et nous serons avec vous jusqu’à ce que vous finissiez par l’emporter ». Le message d’Emmanuel Macron du 14 juillet dernier faisait écho à ce dernier, lorsqu’il a annoncé que « la France sera toujours en mesure d’aider l’Ukraine aux plans militaire, humanitaire, économique et politique et de tout faire pour stopper l’effort militaire russe par des sanctions ». Dès le mois de juin 2022, le nouveau chef d’état-major de l’armée de terre britannique, le général Patrick Sanders, a d’ailleurs exhorté les militaires à se « préparer à combattre et à battre la Russie dans une troisième guerre mondiale » avec un engagement dans une nouvelle guerre terrestre européenne !

Une guerre dévoreuse d’hommes

Emboîtant le pas dans ceux du Secrétaire général de l’OTAN, Emmanuel Macron a annoncé aux Français, le 14 juillet 2022, que la guerre en Ukraine allait s’installer dans la durée. Celle-ci dépasse toutes les prévisions en matière d’attrition des forces. Chaque jour, plusieurs centaines de soldats meurent au combat ou sont blessés. Le bilan dépasse les 100 000 morts ukrainiens. Du côté russe, le bilan est également sanglant mais le peuple russe ne connait pas l’ampleur des pertes humaines enregistrées. S’ajoutent à ces morts, les milliers de soldats tombés au combat depuis 2014 dans la guerre du Donbass. A titre de comparaison, 25 000 soldats français et 50 000 Harkis périrent lors de la guerre d’Algérie (1954-1962) et 75 000 soldats français dans celle d’Indochine (1946-1954). Le taux de mortalité sur le théâtre de guerre ukrainien serait 60 fois supérieur à celui de la guerre du Vietnam. Le 14 juin 2023, le colonel Richard Black, ancien Marine vétéran de la guerre du Vietnam et sénateur au Sénat de Virginie, considérait que la contre-offensive ukrainienne « avait heurté un mur d’acier : 7 000 morts au combat, 160 chars et 360 véhicules blindés détruits en seulement une semaine avec des gains insignifiants. C’est un bain de sang inutile. Les chars Leopard carbonisés et les véhicules Bradley gisent partout ». Il exhortait alors les Etats-Unis à reconnaître que : « Ordonner à l’Ukraine de se battre « aussi longtemps qu’il le faudra » est inhumain » et déclarait : « Arrêtez cette guerre tragique maintenant !».

Une génération de jeunes ukrainiens et russes est ainsi en train d’être sacrifié. Du côté ukrainien, la mobilisation générale a été déclarée dès le début du conflit pour tous les hommes âgés de 18 à 60 ans. Aux frontières de l’Ukraine, les hommes en âge d’être mobilisés qui tentaient d’accompagner leur famille pour trouver refuge à l’étranger ont été refoulés et envoyés combattre sur le front. Certains ont été contraints de laisser leur femme et leurs enfants partir seuls vers la Roumanie ou la Pologne au risque de les voir tomber entre les mains de trafiquants. Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne : sur la côte d’Azur, de rutilants bolides immatriculés en Ukraine, sillonnent les routes. Nul vieillard au volant, mais souvent de solides et jeunes gaillards. A Monaco, la presse locale a révélé l’existence de dizaines de familles d’oligarques surnommées ironiquement « le bataillon Monaco » et réfugiées bien loin des lignes de front où combattent des compatriotes moins chanceux. En Russie, une mobilisation partielle a été annoncée par décret présidentiel à partir du 21 septembre 2022. Un million de jeunes russes ont fui la mobilisation et se sont réfugiés à l’étranger. 

Une jeunesse slave décimée par la guerre

Alors que le président Zelensky a affiché sa détermination à envoyer un million d’hommes reprendre le sud du pays, on a appris par le Daily Mail britannique que les autorités ukrainiennes allaient jusque sur les plages, les cafés, et même dans les églises, débusquer des jeunes pour leur notifier leur ordre de mobilisation. Des parents tremblent pour leurs fils, parfois tout juste sortis du lycée, face à la funeste perspective de les voir partir sur le front face aux Russes. Une mère se plaint par exemple que son fils de 18 ans ait été pourchassé comme du gibier par la police pour l’enrôler de force dans l’armée, alors qu’il faisait du vélo. Les jeunes se terrent chez eux. Une nouvelle mesure gouvernementale, qui visait à les confiner dans leur zone d’enregistrement militaire, a soulevé une vague de protestations et finalement été abandonnée. Des mères ukrainiennes désespérées laissées sans nouvelles de leurs fils, ont récemment lancé un appel aux autorités pour obtenir le retour de leurs enfants disparus. Des informations circulent en Pologne sur des prélèvements d’organes effectués en Ukraine sur des soldats tués pour alimenter le marché de la transplantation d’organes. Si abominables soient ces rumeurs qui méritent d’être investiguées d’urgence, on ne peut pas aisément les balayer d’un revers de la main après le scandale des prélèvements d’organes après l’attentat de Nice en 2016. Pour rappel, des prélèvements d’organes non autorisés sur des victimes, notamment sur des enfants tués pendant cette attaque terroriste, ont provoqué tardivement un scandale en France.

Il faut donc craindre le pire pour les Européens, lorsque les Ukrainiens auront épuisé leurs forces humaines et qu’une partie de leur jeunesse sera morte et enterrée. En France, la majorité des citoyens semblent insensibles à ce risque et aux conséquences tragiques pour le peuple français si le conflit en Ukraine s’étendait.

Vers la guerre totale ?

Comme l’a écrit l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, dès 2022, »les Français s’acheminent lentement vers la guerre comme des somnambules ». L’ancien Premier ministre Dominique de Villepin s’est montré lui aussi très inquiet vis-à-vis d’une spirale qui entraînerait la France dans la guerre. Un tel engrenage est évidemment possible en raison du jeu des alliances et de la participation de la France à l’OTAN. Pour rappel, en vertu de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, si un pays de l’OTAN – par exemple, la Pologne ou l’un des Pays baltes – est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque contre l’ensemble des Alliés et prendra les mesures nécessaires pour aider le pays agressé.

De nombreux Français ont été rassurés en 1996 par la suspension du service militaire et par la professionnalisation des armées, ce qui écartait a priori le rappel sous les drapeaux des anciens conscrits en cas de guerre. Un dispositif de rappel des réservistes a été prévu en soutien des militaires d’active. Viendraient donc en premier tableau, la réserve opérationnelle militaire, la réserve civile de la Police nationale, la réserve sanitaire, la réserve civile pénitentiaire et la réserve de Sécurité civile. Le problème tient au faible nombre de ces effectifs car, selon le colonel Jean de Monicault : « Pour les armées, c’est environ 140 000 personnes qui sont théoriquement mobilisables, dont 40 000 volontaires de la réserve opérationnelle de 1er niveau. Mais aucun exercice n’a jamais permis de valider ce potentiel. On est donc loin de la mobilisation de 5 millions de citoyens dans la France de 1939, qui était pourtant bien moins peuplée que celle d’aujourd’hui ». Pour rappel, dans un tel cas de figure, les articles L2141-2 et -3 du code de la défense indiquent que la mise en garde et la mobilisation générale de la population sont décidées par décrets pris en Conseil des ministres. Ces décrets ouvrent notamment au Gouvernement « le droit de requérir les personnes, les biens et les services » en cas de menace majeure pour le pays !

Au vu des incertitudes inouïes que fait surgir quotidiennement l’effroyable conflit en Ukraine, personne en France ne peut désormais exclure l’idée désastreuse selon laquelle, dans un avenir plus ou moins proche, nos dirigeants politiques accepteraient qu’un ordre de mobilisation générale tombe sur des pères, des maris, des frères et des fils adolescents, les obligeant à quitter leur foyer pour rejoindre le front face aux Russes. L’Union européenne, pour sa part, a choisi l’alignement stratégique sur les Etats-Unis à l’insu des peuples européens. Epouvantable spectre que celui de la mobilisation générale en France si le conflit russo-ukrainien s’étendait. Ainsi, n’en déplaise au régime ukrainien et à ses sponsors américains, il faut geler ce conflit au plus vite. Une mauvaise paix vaudra toujours mieux qu’une nouvelle guerre totale, car un tel cataclysme décimerait la jeunesse européenne et entraînerait la destruction de l’Europe. 

En guise de conclusion…

Comment arrêter cet engrenage infernal? Seule une décision de Washington pourrait changer la donne, étant donné qu’à ce stade, les Turcs, les Chinois, les Indonésiens et les Israéliens ont tous échoué à ramener la paix en Ukraine, ce qui laisse peu de marge à un infléchissement qui irait dans le sens de la désescalade et de la paix.


[1] Richard Shirreff : War with Russia, Londres, Coronet, 2016.

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