« Les forces armées turques face aux nouveaux défis stratégiques », Revue Défense nationale, N°829, Avril 2020, pp.83-88.

Les forces armées turques face aux nouveaux défis stratégiques
[http://www.defnat.com]

A la suite de la tentative de putsch du 15 juillet 2016, les forces armées turques ont subi des purges massives. Bien qu’amoindries, elles apparaissent néanmoins comme un des instruments inconandement[1] et investies de nouvelles missions à l’extérieur des frontières du pays. En témoignent l’intervention militaire turque en Syrie à compter d’août 2016 ; le lancement d’une nouvelle opération antiterroriste en Irak en août 2019 et le déploiement de troupes en Libye prévu en 2020. De surcroît, depuis 2017, la Turquie a noué ou renforcé des partenariats stratégiques, notamment avec le Qatar, la Somalie, la Libye et le Soudan, accroissant ainsi son rayon d’action et son influence. Dans un tel contexte, des interrogations se font jour : quel rôle est dévolu aux forces armées dans la vision stratégique du pays? A plus long terme, les forces armées turques seront-elles en mesure d’atteindre les objectifs de plus en plus ambitieux qui leur sont fixés ?

I. La nouvelle armée turque, pierre angulaire de la montée en puissance du pays 

Dans le contexte de l’après-guerre froide, la Turquie, qui jusqu’en 1991, avait concentré ses efforts sur la défense du flanc sud-est de l’OTAN, face à la menace soviétique, a étendu son champ d’action en participant notamment aux opérations de l’OTAN en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, ainsi qu’à la Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan (FIAS). L’actuel président Recep Tayyip Erdoǧan a élaboré une stratégie générale de montée en puissance, visant à faire du pays une puissance régionale – voire globale – à l’horizon 2023, année du centenaire de la République turque. Forte de telles ambitions, la Turquie n’a pas hésité à mener une série d’interventions militaires dans la région. Par ailleurs, force a été de constater l’importance accordée à l’installation de nouvelles bases militaires turques à l’étranger.     

1)   Une succession d’interventions militaires 

En ce qui concerne les opérations transfrontalières, l’armée turque est intervenue en Syrie dans le cadre de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » (Fırat Kalkan Operasionu, 24 août 2016 – 29 mars 2017), suivie de l’opération « Rameau d’olivier » (Zeytin Dalı Harekatı), lors de la bataille d’Afrine (20 janvier 2018). Du 9 au 22 octobre 2019, une offensive a été lancée dans le cadre de l’opération « Source de paix » (Barış Pınarı Harekatı), contre les combattants kurdes de Syrie, avec l’appui d’une coalition de groupes rebelles syriens dénommée « Armée nationale syrienne » (ANS)[2].

Depuis plusieurs décennies, la Turquie mène des opérations au nord de l’Irak en vue de détruire les positions du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), accusé d’utiliser la région comme base-arrière pour attaquer les forces turques[3]. Celles-ci complètent les opérations menées dans le sud-est de la Turquie contre le PKK. En Irak, les monts Kandes du GNA, le déploiement d’une force comprenant des éléments de l’armée de terre, de la Marine et de l’armée de l’air a été envisagé.

2)   L’implantation de bases militaires turques à l’étranger

Irak

L’armée turque maintient une présence militaire dans le nord de l’Irak en vertu d’accords datant de 1995 et 1997, ce qui lui permet de lutter contre le PKK. En juin 2018, le Premier ministre turc Binali Yildirim a indiqué la volonté de la Turquie d’intensifier la lutte contre le PKK, comme illustré par le doublement des effectifs déployés en Irak et la présence de onze bases militaires turques dans le pays[7].   

Chypre

A Chypre-Nord, territoire occupé militairement par les forces turques depuis l’opération Attila (Attila Harekatı) du 20 juillet 1974, la Turquie envisage, depuis 2018, d’ouvrir une nouvelle base navale à Famagouste[8]. Depuis le 16 décembre 2019, il est prévu que l’aéroport de Geçitkale soit utilisé pour des vols de drones en Méditerranée orientale[9], où les forces navales turques sont activement déployées, afin de participer notamment à l’exploitation de nouveaux gisements gaziers[10].   

Qatar

Dès 2012, la Turquie et le Qatar ont signé un accord de coopération militaire et de ventes d’armement. Les deux pays soutiennent la confrérie des Frères musulmans[11] et partagent de nombreux objectifs communs en matière de politique étrangère, qu’il s’agisse des évolutions en Egypte, en Syrie ou en Libye. En 2014, dans le cadre de cette alliance turco-qatarie, la coopération s’est étendue à l’entraînement des forces et à la possibilité de déploiements mutuels, comme en a témoigné l’arrivée du premier contingent turc en ocand, QTCJFC)[12]. En 2016, était annoncée la construction d’une base militaire turque permanente au Qatar, devant permettre à la Turquie de disposer à terme d’une présence militaire d’environ 3 000 soldats dans le Golfe[13]. L’essentiel des travaux de casernement est terminé. En mars 2018, un accord a été signé concernant l’établissement d’une base navale turque[14]. Des ventes de drones, de véhicules blindés turcs et de bâtiments de surface ont également été annoncées[15].  

 Somalie

La Turquie poursuit, depuis les années 2010, ses visées stratégiques en direction du continent africain. En Somalie, le gouvernement turc a indiqué que le principal objectif de cette mission était le renforcement des capacités militaires des forces armées somaliennes face à la menace représentée par al-Shabab. Implantée en 2017, la nouvelle base militaire turque de Mogadiscio, qui se trouve être la plus grande base turque à l’étranger, occupe 400 hectares à proximité du port et de l’aéroport de la capitale. Elle permet de former 1 500 personnels somaliens[16].

Soudan

Au Soudan, la Turquie aurait envisagé de construire une nouvelle base militaire sur l’île de Suakin, sur la mer Rouge, louée au gouvernement soudanais pour 99 ans[17]. Ce faisant, elle se serait heurtée à l’opposition manifestée par l’Egypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite.   

II.         Des problèmes internes persistants au sein de l’institution militaire 

Lors des purges massives lancées le 27 juillet 2016, 4 600 militaires ont été limogés. 13 000 ont été arrêtés, selon la volonté du président Erdoǧan, d’éliminer « les virus présents au sein des institutions étatiques »[18] et d’éviter « les métastases » que représenterait « le cancer du gülenisme »[19] (en référence au prédicateur Fethullah Gülen en exil aux Etats-Unis). Plus d’une centaine d’officiers généraux en activité ont été incarcérés, amputant ainsi de plus d’un tiers la haute hiérarchie militaire. En avril 2018, le ministre de la Défense a annoncé qu’un nouveau groupe de 3000 militaires soupçonnés de liens avec Gülen avait été identifié et que ses membres seraient démis de leurs fonctions[20]. En avril 2019, le ministère de la Défense a indiqué que 16 540 militaires avaient été limogés depuis la tentative de coup d’État[21].

L’analyste géostratégique Metin Gurcan a effectué un bilan des purges dans un rapport publié en mai 2018[22]. De nombreux officiers en poste à l’état-major des armées ou à la tête d’unités d’élite, ont été arrêtés et limogés. Au sein de l’armée de terre, certaines unités stationnées à Istanbul et à Ankara ont été très impactées en raison de leur participation à la tentative de putsch.

Parmi les personnels de l’armée de l’air, les pilotes ont été les plus durement touchés par les purges. A la suite du limogeage de 280 d’entre eux, le ratio était inférieur à un pilote pour un avion en septembre 2017, contre près de deux avant juillet 2016. On note également le limogeage de plusieurs dizaines de pilotes d’hélicoptères et d’officiers et sous-officiers servant dans des équipes d’élite de recherche et secours. Cette situation a conduit le ministre turc de la Défense Hulusi Akar à déclarer en janvier 2019 : «Lorsque nous effectuons des opérations au sol, notre force aérienne, avec beaucoup d’héroïsme et de sacrifices, atteint avec succès ses objectifs, un seul pilote assumant des tâches que cinq pilotes sont censés accomplir »[23].

La Marine a été relativement moins ande figure de la Marine turque, le père du programme naval MILGEM[24] – l’amiral Özden Örnek –  décédé en 2018, avait été condamné à vingt ans de prison avant d’être disculpé après 41 mois de détention[25].

A noter également qu’à la suite de la tentative de putsch de juillet 2016, plus de 400 militaires et diplomates turcs avaient été rappelés à Ankara. Certains avaient choisi de ne pas rentrer en Turquie et avaient demandé l’asile politique dans les pays où ils étaient affectés[26]. 149 militaires turcs, qui étaient en poste à l’OTAN dans des pays alliés (Allemagne, Belgique, Pays-Bas et Royaume-Uni), ont été rapatriés, arrêtés et incarcérés. A titre d’exemple, sur une cinquantaine de personnels militaires affectés au quartier général de l’OTAN à Bruxelles, seuls neuf demeurèrent en poste[27].

La succession de purges de grandement, mais également amoindri le moral des forces. Si la Marine a été relativement épargnée, il n’en est pas de même pour l’armée de l’air, dont la capacité opérationnelle a été directement impactée. Quant à l’armée de terre, les difficultés concernant la haute hiérarchie, très affectée, sont susceptibles de ressurgir lors d’opérations futures menées loin des frontières de la Turquie, avec des conséquences en termes de cohésion et d’efficacité au combat[28].

*****

Dans ces conditions, il est difficile d’anticiper dans quelle mesure la Turquie pourra atteindre les objectifs ambitieux qu’elle s’est fixés pour les années à venir, dans un environnement caractérisé par une montée des tensions et par des évolutions géostratégiques inédites.

[1] Ana Pouvreau : « La restructuration des forces armées en Turquie », Revue Défense Nationale, N°805, décembre 2017 et « L’évolution du rôle de l’institution militaire en Turquie (2003-2015) », Revue Défense Nationale, Tribune N°648, 13 mai 2015.

[2] Ana Pouvreau: « L’intervention militaire de la Turquie en Syrie vue par les médias turcs », Institut FMES, 12 décembre 2019. [http://fmes-france.org/lintervention-militaire-de-la-turquie-en-syrie-vue-par-les-medias-turcs-par-ana-pouvreau/]

[3] « Timeline: Turkey’s military operations in Iraq and-syria-idUSKBN1WQ274]

[4] Meltem Bulur: “Turkey vows andil-swamp-for-sake-of-peace/1182116]

[5] Sarp Özer ;Tuncay Çakmak : « L’Armée turque a lancé l’Opération Griffes à Hakourk », Agence Anadolu, 28 mai 2019. [https://www.aa.com.tr/fr/turquie/larm%C3%A9e-turque-a-lanc%C3%A9-lop%C3%A9ration-griffes-%C3%A0-hakourk-/1490797]

[6] « Turkey’s Claw-3 Operation continues in northern Iraq”, Hürriyet Daily News, 14 septembre 2019. [http://www.hurriyetdailynews.com/turkeys-claw-3-operation-continues-in-northern-iraq-146569]

[7] “Turkey launches ‘Operation Claw’ against PKK in Iraq’s Kurdish region”, Middle East Eye, 28 mai 2019. [https://www.middleeasteye.net/news/turkey-launches-military-offensive-operation-claw-iraqi-kurdistan]

[8] Metin Gurcan : “Why Turkey wants a permanent naval base in Northern Cyprus”, Al-Monitor.com/pulse/originals/2018/09/turkey-why-ankara-wants-permanent-naval-base-in-cyprus.html#ixzz5kboIo0gS]

[9] “Turkey plans to-establish-naval-base-in-cyprus]

[10] Ana Pouvreau : « Les forces navales turques face aux nouveaux enjeux stratégiques », Institut FMES, 15 avril 2019. [http://fmes-france.org/les-forces-navales-turques-face-aux-nouveaux-enjeux-strategiques-par-ana-pouvreau/]

[11] Ana Pouvreau : « L’influence des Frères musulmans sur la politique régionale de la Turquie », Institut FMES, 16 juillet 2019. [http://fmes-france.org/linfluence-des-freres-musulmans-sur-la-politique-regionale-de-la-turquie-par-ana-pouvreau/]

[12] Yunus Paksoy :  “Turkish Military in Qatar: Bonds of Mutual Trust”, Daily Sabah, 12 juin 2018. [https://www.dailysabah.com/feature/2018/06/13/turkish-military-in-qatar-bonds-of-mutual-trust]

[13] Can Kasapoǧlu: “Turkey Leaving Its Military Footprint Overseas”, 31 juillet 2017. [[14] “Qatar signs Turkey naval military base agreement”, Middle East Monitor.com/20180314-qatar-signs-turkey-naval-military-base-agreement/]

[15] “Turkish defense companies clinch key deals in Qatar”, Hurriyet Daily News, 14 mars 2018. [[16] Selcan Hacaoǧlu : « Mapping the Turkish Military’s Expanding-footprint-quicktake]

[17]Mohammed Amin : Suakin: ‘Forgotten’ Sudanese island-becomes-focus-red-sea-rivalries]

[18] Patrick Kingsley : “Turkey detains 6,000 over coup attempt as Erdoğan vows to ‘clean state of virus’”, The Guardian, 17 juillet 2016. [https://www.theguardian.com/world/2016/jul/17/us-turkey-coup-attempt-fethullah-gulen]

[19] Abdi Sheikh : “Turkey’s anti-Gulen crackdown ripples far and-wide-idUSKCN10A0AM]

[20] [21]  “Turkish Military Dismissed 16,540 Personnel Since Coup Attempt”, Hurriyet Daily News, April 29, 2019.[http://www.hurriyetdailynews.com/turkish-military-dismissed-16-540-personnel-since-coup-attempt-143030]

[22] [23] “Assessing the Global Operating Environment – Europe”, The Heritage Foundation, 30 octobre 2019. [https://www.heritage.org/military-strength/assessing-the-global-operating-environment/Europe]

[24] Il s’agit d’un projet de développement de corvettes et frégates polyvalentes pouvant être déployées dans diverses missions.

[25] “The Father of Milgem has died”, Turkishnavy.net, 29 avril 2018. [https://turkishnavy.net/2018/04/29/the-father-of-milgem-has-died/]

[26] Robin Emmot : “Some Turkish military officers at NATO seeking asylum: alliance chief”, Reuters, 18 novembre 2016. [[27] “Turkey fires NATO military envoys after failed coup: Report”, Hürriyet Daily News, 12 octo-military-envoys-after-failed-coup-report-104891]

[28] Entretien de l’auteure avec l’amiral Pascal Ausseur, directeur de l’Institut FMES, Toulon, 9 janvier 2020.

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