L’évolution du rôle de l’institution militaire en Turquie (2003-2015)

Investie dès 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, père fondateur de la République de Turquie, d’une mission de protection de la République et de la Nation, l’armée, jouissait, jusqu’en 2003, d’une position dominante dans la vie politique et dans la société. Cependant, l’arrivée au pouvoir du Parti pour la justice et le développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) de M. Recep Tayyip Erdo ğ an, à la suite des élections générales de novembre 2002, a définitivement mis un terme à cette situation de prédominance.

À partir de 2003, un processus visant à démocratiser les relations entre civils et militaires, mais également à établir la prééminence du pouvoir civil sur le pouvoir de l’armée, a été amorcé. À cet égard, les événements inédits, qui ont toire pour les hommes de plus de 18 ans).

De grands bouleversements au sommet de l’armée (2007-2015)

Le 31 mars 2015, dans le cadre de l’affaire dite « Masse de forgeron » (« Balyoz » en turc), 236 officiers turcs, accusés de conspiration contre l’État et condamnés à de lourdes peines de prison en 2012, ont définitivement été acquittés par un tribunal d’Istanbul (cf. Le Figaro ou le NYT). Parmi ceux-ci se trouvaient le général Çetin Do ğ an, ancien commandant de la 1 re armée (2001-2003), accusé d’être le principal instigateur du complot ; le général Aytaç Yalman, ancien Cemat (2002-2004) ; l’amiral Özden Örnek, ancien CEMM (2003-2005) et le général İ brahim Fırtına, ancien CEMAA (2003-2005), ainsi que d’autres officiers généraux. En juin 2014, déjà, 99 officiers avaient été libérés.

Dans l’affaire du réseau Ergenekon, organisation secrète considérée comme terroriste, dont l’objectif présumé était de renverser le gouvernement (cf. Léa Baron), le général İ lker Ba ş bu ğ , ancien Cema (2008-2010), qui avait été accusé de « tentative de destruction du gouvernement turc », a été libéré en mars 2014. Il avait été condamné, en août 2013, avec 18 autres généraux et officiers, à une peine de prison à perpétuité. La Cour constitutionnelle a finalement jugé que le général Ba ş bu ğ avait été « illégalement privé de sa liberté ». 52 autres personnes ont également été libérées. Cette affaire, qui a débuté en 2007, avait donné lieu à 275 arrestations, pour la plupart des officiers d’active.

Par ailleurs, à ce jour, une trentaine de militaires, dont le général Ismail Hakki Karadayi, ancien Cema (1994-1998), ayant participé au coup d’État du 28 février 1997, et emprisonnés en avril 2012, ont été libérés et placés sous surveillance judiciaire. Dans le cadre de ce procès, 72 officiers avaient été incarcérés (cf. Today’s Zaman, 27 février 2013).

En revanche, la sentence n’a pas été levée pour le général Kenan Evren, âgé de 98 ans, ancien président de la République (1982-1989) et ancien Cema (19781982) et pour le général Tahsin Ş ahinkaya âgé de 90 ans, ancien CEMAA (19781983), qui avaient tous deux été condamnés à la prison à vie, en juin 2014, en tant qu’instigateurs du coup d’État de septembre 1980, et qui sont restés incarcérés. Ils ont été destitués de leur grade de général et rétrogradés au grade de soldat. À la suite de ce putsch, la junte militaire avait procédé à 500 000 arrestations et exécuté 50 personnes (cf. İ smail Serçe). Le général Evren est mort le 9 mai 2015.

Ces vagues d’arrestations successives et les multiples procès impliquant des centaines de militaires, ont profondément déstabilisé les forces armées, qui occupaient pourtant une position dominante en Turquie depuis des décennies.

L’armée omnipotente (1923-2003)

En effet, dès 1923, Atatürk confia à l’armée, sortie victout péril intérieur ou extérieur. Cette exhortation est gravée dans le marbre du hall du monumental Mausolée d’Atatürk à Ankara. Forte de ce legs moral et jusqu’en 2013, l’armée s’appuyait dans son action, sur l’Article 35 de son Code de service interne qui stipulait que : « Le devoir des forces armées turques consiste à protéger et à surveiller la Mère patrie et la République turques, comme énoncé dans la Constitution » (cf. Mümtazer Türköne).

S’érigeant en protectrice du kémalisme, l’armée s’appliquait à défendre avec ardeur les six principes fondamentaux du dogme, en particulier, le concept de laïcité. Cette posture idéologique l’a donc conduite à œuvrer contre andidature de M. Abdullah Gül, alors ministre des Affaires étrangères, à la Présidence de la République, au motif que son épouse portait le voile islamique (cf. Abdulhamit Bilici).

Par ailleurs, au fil des époques, l’influence des militaires sur la vie politique, économique et sociale du pays, établie par le biais de mécanismes de contrôle de l’appareil de l’État, de la justice, des médias, de l’enseignement et des réseaux économiques, était devenue si considérable que l’armée, constituait, selon ses détracteurs, un véritable « État dans l’État ». Cette prépondérance était renforcée par l’immense prestige de l’institution militaire au sein de la population. Le système de parti unique, centré autour du Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP), perdura de 1923 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale et favorisa également cette situation (cf. Markar Esayan).

À titre d’exemple, le chef d’état-major des armées (actuellement le général Necdet Özel) est, selon la Constitution, responsable devant le Premier ministre, et non devant le ministre de la Défense, avec qui il est seulement tenu de travailler en étroite collaboration (cf. Lale Kemal).

La prééminence du pouvoir civil sur le pouvoir militaire (2003-2015)

Peu après l’arrivée au pouvoir du Parti pour la justice et le développement (AKP), la Grande Assemblée nationale de Turquie vota, à l’été 2003, le septième paquet de réformes de l’Union européenne, en vue de l’adhésion du pays à l’UE, notamment dans le but de démocratiser les relations entre civils et militaires, et amorça, à cette occasion, un processus de démilitarisation intensive de l’appareil d’État. Ces mesures marquèrent la fin de la domination de l’armée en Turquie.

La suppression de l’influence des forces armées sur l’appareil d’État s’est déroulée de manière progressive et multidirectionnelle.

Le nouveau pouvoir, satisfaisant en cela aux exigences de l’UE, est parvenu, en faisant voter des amendements constitutionnels visant à limiter le pouvoir des militaires, à :

1) éliminer les bases juridiques qui permettaient à l’armée d’intervenir en cas de perception d’une menace intérieure pour la République turque ;

2) démilitariser les rouages clé du pouvoir ;

3) permettre à la justice civile de juger les plus hautes autorités militaires du pays ;

4) amoindrir les puissants réseaux économiques et financiers bâtis par l’armée.

Dans ce processus de subordination progressive des forces armées turques au pouvoir politique, les changements majeurs qui ont durablement marqué l’institution militaire en Turquie depuis 2003 sont les suivants :

– L’article 35 du Code interne des armées, principale base légale permettant à l’armée d’intervenir en cas de menace intérieure pour la République, a été réécrit : en juillet 2013, le gouvernement AKP a fait adopter par le Parlement un amendement constitutionnel visant à réécrire l’Article 35. Dans la nouvelle version, le rôle des forces armées se limite désormais à protéger la patrie uniquement de menaces extérieures (cf. Hürriyet Daily News, 14 juillet 2013).

– Le budget de la défense turc, qui échappait à tout contrôle parlementaire, a été placé, en principe, sous le contrôle de la Cour des comptes en 2010 (cf. Nurhan Yentür).

– Au cœur du pouvoir exécutif, le Conseil de sécurité nationale (Milli Güvenlik Kurulu, MGK), organisme en charge de l’élaboration de la politique de sécurité nationale, est devenu un simple organisme de consultation. De 1933 à 2003, le MGK a permis à l’armée d’exercer son pouvoir sur la vie politique, sous différentes appellations. Autrefois, sous la houlette des militaires, il est aujourd’hui majoritairement constitué de civils. Son influence sur l’opinion publique par le biais du cinéma, de la musique, des médias et de l’enseignement supérieur, a été éliminée. Dans son important document de synthèse intitulé « Document de politique de sécurité nationale » (Milli Güvenlik Siyaseti Belgesi, MGSB), le MGK n’a désormais plus le droit de mentionner la « menace réactionnaire religieuse », en tant que menace pour la sécurité nationale. En revanche, la mention des menaces représentées par le séparatisme kurde, par l’extrême-gauche et par l’extrême-droite nationaliste sont autorisées (cf. Ercan Yavuz).

– Le Premier ministre a imposé, en 2011, la prééminence du pouvoir politique civil sur le pouvoir militaire au sein du Conseil suprême militaire (Yüksek Askeri Şura, YAŞ) en présidant seul – et non avec les plus hautes autorités politiques et doit se limiter à ses domaines de compétence (nominations, promotions, départs à la retraite, etc).

– Les cours nationales de sûreté (Devlet Güvenlik Mahkemeleri, DGM), tribunaux aux pouvoirs étendus, où siégeait un juge militaire jusqu’en 1999, ont été abolies en 2004 (cf. Today’s Zaman, 22 avril 2004). – Par le biais d’amendements constitutionnels, le gouvernement AKP est parvenu en 2010, à faire juger les militaires par la justice civile et à supprimer 4l’immunité dont bénéficiaient les instigateurs de coups d’État (cf. Hürriyet Daily News, 12 septembre 2010).

– Les réseaux économiques et financiers mis en place par l’armée, sont désormais sous la surveillance de la Cour des comptes. En effet, les militaires ont longtemps exercé, sans obligation de transparence, une influence considérable sur la vie économique du pays par le biais de deux conglomérats militaro-industriels : la Fondation d’entraide de l’armée (OYAK) et le Fonds de soutien à l’industrie de défense (TSKGV), et de leurs nombreuses filiales. Leur chiffre d’affaires annuel est estimé à plusieurs milliards de dollars (cf. Today’s Zaman, 16 janvier 2011). Depuis 2003, les privilèges, dont jouissaient, depuis des décennies, ces deux géants de l’économie turque, sont remis en question (position dans les appels d’offres publics ; exonération d’impôts ; exemption de droits de succession, de timbres, d’accises, etc).

Malgré ces transformations considérables, le dernier rapport annuel de la Commission européenne (2014) recommande de nouvelles réformes visant à améliorer le contrôle civil sur les forces armées, mais également sur la police, la gendarmerie et les services de renseignement, en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE (p. 12).

À moyen terme, l’adoption d’une nouvelle Constitution en remplacement de celle de 1982, legs de la junte militaire qui avait pris le pouvoir en 1980, permettra certainement de finaliser ce processus.

Enfin, les projets actuels de restructuration et de professionnalisation des forces armées turques vont durablement transformer l’institution militaire en Turquie, dans un contexte géostratégique régional en pleine recomposition.

Éléments de bibliographie

« Turkey’s Convicted Coup Leader Kenan Evren Dead at 98 » in Hürriyet Daily News, 10 mai 2015 (www.hurriyetdailynews.com/turkeys-convicted-coup-leader-kenan-evren-dead-at-98.aspx?pageID=238&nID=82177&NewsCatID=338).

« Turquie : plus de 200 officiers ont été acquittés » in Le Figaro, 31 mars 2015. Yeginsu Ceylan : « Court in Turkey Acquits Military Officers of Trying to-overthrow-government.html?_r=0).

« Turkey’s General Staff announces it has 685,862 personnel » in Today’s Zaman, 2 mars 2015 (http://books.sipri.org/files/insight/SIPRIInsight1401.pdf ). Rapport annuel de la Commission européenne : Turkey Progress Report 2014 – Enlargement, Civilian Oversight of the Security Forces ; p. 11-12.

Baron Léa : « Turquie : Le procès “Ergenekon” ou la mainmise de l’AKP sur le pays » in TV5 Monde, 8 août 2013 (http://information.tv5monde.com/info/turquie-le-proces-ergenekon-ou-la-mainmise-de-l-akp-sur-le-pays-4435). « 19 Sentenced to-life.aspx?pageID=238&nID=52034&NewsCatID=339). « Turkish Parliament OKs Change on Coup Pretext Article » in Hürriyet Daily News, 14 juillet 2013 (www.hurriyet-dailynews.com/turkish-parliament-oks-change-on-coup-pretext-article.aspx?pageID=238&nID=50706&NewsCatID=338).

« Top Commanders-of-feb-28-arrested-in-coup-probe_308253.html).

Canan-Sokullu Ebru : Debating Security in Turkey: Challenges ton Books, New York, 2013 ; 354 pages.

Bilici Abdulhamit : « Gül Urges Change To Article 35 of TSK Internal Service Code » in Today’s Zaman, 28 avril 2011 ().

« Military-Run Giant OYAK Loses Its Economic Privileges » in Today’s Zaman, 16 janvier 2011 (www.hurriyetdailynews.com/default.aspx?pageid=438&n=what-the-changes-bring-2010-09-12).

« Security Expert Ülker: Civilian Authorities Should Work Overtime to-revise-old-system_218518.html).

Türköne Mümtazer : « Mending Past Mistakes » in Today’s Zaman, 31 juillet 2010 ( Publié dans ,

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