« L’intervention militaire de la Turquie en Syrie vue par les médias turcs », Institut FMES, 12 décembre 2019.

L’intervention militaire de la Turquie en Syrie vue par les médias turcs

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Depuis août 2016, la Turquie est intervenue militairement en Syrie notamment lors de trois offensives : les opérations « Bouclier de l’Euphrate » (24 août 2016 – 29 mars 2017) ; « Rameau d’olivier » lors de la bataille d’Afrine (20 janvier 2018) et plus récemment, « Source de paix », qui s’est déroulée entre les 9 et 22 octobre 2019, une offensive contre les combattants kurdes de Syrie. Elle s’est appuyée pour ce faire sur une coalition de groupes rebelles syriens dénommée « Armée nationale syrienne » (ANS)[1].

Face à ces évolutions géostratégiques inédites sur le théâtre syrien, on observe une quasi homogénéité des réactions médiatiques turques. Il est particulièrement intéressant de constater l’effet d’amplification par les médias de la vision que le pouvoir turc entend promouvoir. Cela permet de mesurer à quel point la perception turque de la situation dans le nord de la Syrie diffère de celle généralement diffusée par les médias occidentaux. La prise en compte de ce décalage dans les interprétations permettra peut-être aux puissances occidentales d’ajuster leur positionnement vis-à-vis de la Turquie.  

I. Une restitution quasi homogène de l’information par les médias turcs.

Le consensus qui semble prévaloir parmi les médias turcs s’explique par le contrôle accru exercé par le pouvoir sur la sphère médiatique à la suite de la tentative de putsch du 15 juillet 2016. Pour rappel, l’état d’urgence instauré entre le 20 juillet 2016 et le 19 juillet 2018, a donné lieu à plusieurs dizaines d’arrestations de journalistes et à la fermeture de près de 200 médias, soit en raison de leurs liens présumés avec le réseau du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être l’instigateur du putsch, soit du fait de leur positionnement supposé ou réel par rapport au problème du séparatisme kurde. Dès le 27 juillet 2016, en vertu du décret-loi N°668[2], les auandats d’arrêt émis contre des journalistes au même moment[3].

On constate en 2016 la disparition du premier quotidien turc, le journal Zaman (« Le Temps ») et de sa version anglaise Today’s Zaman, fondé en 1986 et phare du mouvement güleniste. En mars 2018, le plus grtopics.net/fr/148569/huerriyet »>Hürriyet (« Liberté ») – deuxième en termes de ventes après Zaman – et de la chaîne de télévision CNN Türk.

C’est ainsi que sur les 10 quotidiens les plus lus du pays, 9 sont désormais dirigés par des personnalités proches du gouvernement. Il en est de même pour 9 des 10 chaînes de télévision les plus regardées et pour 7 des 10 portails d’information les plus consultés sur Internet. Quant à l’agence de presse Anadolu (AA), son directeur général Şenol Kazancı, est un ancien conseiller du président Erdoğan. De plus, en vertu d’un décret de juillet 2018, TRT (Radio-télévision de Turquie) a été placée sous le contrôle de l’Office de communication de la Présidence turque[5].

Selon le recensement effectué en 2018 par le Comité de protection des journalistes (CPJ), basé à New York, 68 journalistes étaient encore incarcérés dans les prisons turques cette année-là, hissant la Turquie à la deuxième place derrière la Chine et devant l’Arabie saoudite et l’Egypte, parmi les pays détenant le record de journalistes emprisonnés[6]. Ce nombre serait tombé à 47 en 2019, mais de nombreux journalistes attendent de comparaître devant des tribunaux.

Lors d’une rencontre avec les autorités turques organisée par l’International Press Institute (IPI), en septembre 2019, une délégation internationale d’organisations œuvrant pour la liberté de la presse[7], s’est dite alarmée par la mise en œuvre d’une nouvelle réglementation édictée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK). Celle-ci viserait à étendre le contrôle de cet organisme sur Ies sites Internet et à rendre leur existence précaire par un régime d’octroi de licences coûteux et opaque. La délégation est également préoccupée par le fait que le système de délivrance des cartes de presse aux journalistes soit passé sous le contrôle de la Présidence, ce qui, selon elle, aura pour effet d’entraver considérablement la capacité des médias nationaux et internationaux à poursuivre leur travail dans le pays. Elle a appelé la Turquie à réviser d’urgence sa législation antiterroriste et ses lois sur la diffamation, utilisées de manière abusive pour museler la presse[8].

II. La Justification de l’intervention militaire en Syrie par les médias turcs.

Dans ce contexte d’incertitudes, il semblerait que les médias restants soient inévitablement voués à accepter un contrôle direct ou indirect du gouvernement turc et à pratiquer une sorte d’autocensure censée les protéger de poursuites pénales.

On observe ainsi l’absence de débat ne serait-ce que sur le choix du nom des opérations militaires menées par la Turquie en Syrie, choix qui vise manifestement à en démontrer le caractère défensif et à suggérer l’idée que ces interventions n’ont eu pour objectif principal que celui du rétablissement de la paix dans la région. Le gouvernement turc défend cette ligne depuis plus de trois ans pour justifier son action sur le théâtre syrien, avec le soutien des médias qui, de manière presque unanime, ont en majorité relayé ce positionnement et fait le jeu du pouvoir.

D’une manière générale, les médias nationaux ont justifié ces opérations en invoquant le nécessaire « combat de la Turquie contre la terreur » (« Türkiye’nin teröre karşı savaşı »), expression récurrente dans la terminologie employée par le président Erdoǧan, lorsqu’il exhorte la nation à le soutenir dans ses initiatives. Les objectifs suivants ont été systématiquement mis en avant[9] et leur formulation est restée figée quels que soient les médias concernés :

°« L’élimination des terroristes du nord de la Syrie à l’est de l’Euphrate »

Les forces kurdes syriennes sont considérées comme  terroristes par Ankara en raison de leur affiliation au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Par conséquent, les offensives turques en Syrie sont présentées dans les médias comme un moyen d’éradication d’éléments terroristes, facteurs de déstabilisation régionale. Mais ttobre 2019.

° « La sécurisation des frontières de la Turquie »

La hantise de voir se former et se consolider une zone kurde autoire et ses frontières contre les terroristes par le biais des opérations antiterroristes que furent « Bouclier de l’Euphrate », « Rameau d’olivier » et « Source de paix » en Syrie. Elle ne manque pas de rappeler qu’ « au fil de sa campagne de terreur menée pendant 30 ans, le PKK, qui figure sur la liste des organisations terroristes en Turquie, aux Etats-Unis et dans l’Union européenne, est responsable de la mort de 40 000 personnes y compris de femmes, d’enfants et de nourrissons »[11]. Cette formulation est reprise telle quelle dans son intégralité de manière récurrente par la plupart des médias.

° « L’aide au retoute sécurité des réfugiés syriens » 

A l’instar du président turc, les médias soulignent que la Turquie accueille 5,5 millions de réfugiés et de migrants, dont 3 650 000 Syriens et 350 000 Kurdes et que le pays aurait dépensé plus de 40 milliards de dollars pour faire face à ce problème. Ils déplorent que l’aide européenne n’atteigne pour l’heure que 3 milliards d’euros. A ce stade, certains demtoires du nord-est de la Syrie évacués par les forces américaines sur une profondeur de trente kilomètres et ce, afin de « faciliter le retrait » des combattants kurdes YPG et de leurs armes[13].

° « La garantie de l’intégrité territoriale de la Syrie » 

Les forces kurdes syriennes sont présentées comme une menace non seulement pour la Turquie mais également pour la Syrie. A cet égard, les médias turcs n’hésitent pas à rapporter que le PKK et les Unités de Protection du Peuple/Parti de l’Union démocratique (YPG/PYD) constituent « la menace la plus grave pour l’avenir de la Syrie, mettant en péril son intégrité territous ceux qui mènent ces activités terroristes contre la Turquie, mais nous ne faisons pas ce raccourci ou cette agrégation que la Turquie souhaite entre ces différents groupes politiques et/ou militaires, là il y a un désaccord et il n’est pas levé”[16]. A travers le prisme des médias turcs, les réactions des puissances occidentales continuent d’être jugées comme hostiles à la Turquie.

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En conclusion, comme l’ont souvent fait observer les spécialistes français des relations internationales, Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts: « La puissance varie avec la représentation qu’on en a. Images de soi, images de l’autre, images du monde et de ses menaces, images que l’on a de l’idée que les autres ont de soi, d’eux-mêmes, du monde… la dimension psychologique de la puissance est considérable»[17]. C’est ainsi que le perçu prend souvent le pas sur le réel.

[1] L’Armée nationale syrienne a été créée en 2017 en soutien des forces armées turques lors de l’opération « Bouclier de l’Euphrate ».

[2] Décret-loi N°668 du 27 juillet 2016 : https://www.resmigazete.gov.tr/eskiler/2016/07/20160727M2-1.pdf

[3] « Turquie: l’armée va être remaniée en profondeur après de vastes purges », La Libre Belgique, 28 juillet 2016. [https://www.lalibre.be/dernieres-depeches/afp/turquie-l-armee-va-etre-remaniee-en-profondeur-apres-de-vastes-purges-57999428357086b3e0daf28b]

[4] Marie Jégo: Turquie : « Le gouvernement renforce son contrôle sur les médias », Le Monde, 24 mars 2018. [https://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/24/turquie-le-gouvernement-renforce-son-controle-sur-les-medias_5275775_3210.html]

[5] “Political Affiliations – TRT and AA”, Collectif DDH, 2018. [http://turkey.mom-rsf.org/en/findings/political-affiliations/]

[6] Elana Beiser : “China, Turkey, Saudi Arabia, Egypt are world’s worst jailers of journalists”, Committee to Protect Journalists, 11 décembre 2019. [https://cpj.org/reports/2019/12/journalists-jailed-china-turkey-saudi-arabia-egypt.php]

[7] European Federation of Journalists (EFJ), Committee and Media Freedom (ECPMF), Reporters Without Borders (RSF).

[8] “Press freedom in Turkey remains in crisis, mission concludes”, Committee to Protect Journalists, 13 septembre 2019. [https://ipi.media/press-freedom-in-turkey-remains-in-crisis-despite-some-room-for-very-cautious-optimism/#iLightbox%5Bgallery38140%5D/0]

[9] Gozde Bayar : “Highlights of two major deals Operation Peace Spring achieves”, Anadolu Agency, 24 octobre 2019. [https://www.aa.com.tr/en/americas/highlights-of-two-major-deals-operation-peace-spring-achieves/1624439]

[10] Ali Murat Alhas :  “’Daesh/ISIS still alive due to-ypg-pkk-turkey/1660765]

[11] Tevfik Durul:   “US-Turkey deal protects Syria’s territorial-integrity/1618573]

[12] “Erdoğan slams Macron over ‘Islamic terrorism’ expression”, Hürriyet Daily News, 9 décembre 2019. [http://www.hurriyetdailynews.com/erdogan-slams-macron-over-islamic-terrorism-expression-149645]

[13] Marie Jégo et Benoît Vitkine: “Syrie : Vladimir Poutine se porte garant du retrait des forces kurdes à la frontière turque », Le Monde, 23 octobre 2019.

[https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/23/a-sotchi-poutine-se-porte-garant-du-retrait-des-forces-kurdes-de-la-frontiere-syro-turque_6016604_3210.html]

[14] Nazli Yuzbasioglu : “Turkey wants torial-integrity-/1352450]

[15]« Sommet de l’Otan : Macron accuse la Turquie de proximité avec le groupe État islamique », France 24, 3 décembre 2019.[https://www.france24.com/fr/20191203-otan-macron-trump-ei-etat-islamique-turquie-proximite-terrorisme]

[16] « Sommet de l’Otan : pour Macron, “pas de consensus possible” avec la Turquie sur le terrorisme », France 24, 4 décembre 2019. [https://www.france24.com/fr/20191204-otan-emmanuel-macron-pas-consensus-possible-turquie-terrorisme-ypg]

[17] Bertrtournement du monde – Sociologie de la scène internationale, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques & Dalloz, 1992 (réed. en 1999), p. 156.

 

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