Les implications du tournant stratégique turc

Alors que l’Europe est focalisée sur la question des migrants fuyant les zones de conflits au Proche-Orient, la coalition internationale contre l’État islamique tente d’insuffler une nouvelle dynamique à la campagne de frappes aériennes et de mettre sur pied une force rebelle modérée en Syrie (cf. Eric Schmitt et Ben Hubbard), espérant ainsi trancher le nœud gordien qui se resserre depuis 2011.

Pour ce faire, l’accord américano-turc signé fin juillet 2015, après plusieurs mois de difficiles négociations, portant sur la mise à disposition des États-Unis de la base aérienne turque d’Incirlik, à proximité d’Adana, au Sud du pays, a pour effet d’augmenter l’efficacité des frappes aériennes en Syrie et en Irak. À tel point que le général américain Kevin Killea, chef d’état-major du groupe de forces interarmées multinationales de l’opération Inherent Resolve (CJTF-OIR) contre l’État islamique, a récemment déclaré que cette base militaire constituait un point stratégique « fantastique », car elle permettait de se rapprocher considérablement des théâtres d’opération concernés.

De toute évidence, cette évolution majeure met fin à une période d’incertitude quant à la position de la Turquie dans la lutte contre l’État islamique et elle est susceptible de porter ses fruits au plan militaire.

Cependant, le tournant stratégique opéré par la Turquie vis-à-vis des Kurdes, depuis fin juillet 2015, change considérablement la donne au plan régional. En effet, l’attentat-suicide du 20 juillet 2015 à Suruç, ville turque frontalière de la Syrie, qui a fait 32 morts et une centaine de blessés au sein d’un rassemblement de jeunes militants kurdes, avait été attribué par les autorités turques à l’État islamique, tandis que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dénonçant une supposée connivence du gouvernement turc avec les djihadistes (cf. Jack Moore), dans une volonté commune d’écraser les Kurdes, se lançait, pour sa part, dans une riposte armée contre les forces de sécurité turques.

La guerre sur deux fronts

C’est à partir de ce moment fatidique que la Turquie s’est engagée dans une guerre sur deux fronts, combattant à la fois l’État islamique aux côtés des ÉtatsUnis et reprenant le combat contre toute velléité de séparatisme kurde, contre le PKK au Nord de l’Irak mais aussi à la frontière avec la Syrie et à l’intérieur même de ses propres frontières.

Mettant fin, en quelques semaines seulement, au processus de résolution de la question kurde amorcé en 2012, la Turquie indiquait récemment, dans ses chiffres officiels, l’élimination de centaines de combattants du PKK, résultat des bombardements menés par l’armée de l’air turque au Nord de l’Irak. Le nombre de policiers et de soldats tués par le PKK s’élèverait à une centaine (cf. Richard Spencer). Le 8 septembre, à la suite de plusieurs attaques du PKK ayant fait de nombreuses victimes parmi les policiers et les soldats turcs, des forces spéciales terrestres ont été déployées au Nord de l’Irak, notamment sous l’impulsion du Premier ministre turc, M. Ahmet Davutoğlu, qui avait déclaré que les militants du PKK devaient être éliminés de leurs fiefs (cf. La Libre Belgique).

L’instabilité intérieure

Cette lutte au plan militaire se double d’un durcissement des positions sur la question kurde, notamment en ce qui concerne le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir et le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP).

Le 5 septembre, la journaliste néerlandaise, Frederike Geerdink, enquêtant sur la situation des Kurdes était arrêtée en Turquie, quelques jours après l’arrestation, pour les mêmes raisons, de deux autres confrères britanniques, Jake Hanrahan et Philip Pendlebury, et de leur traducteur irakien (cf. Today’s Zaman du 31 août 2015). Les journalistes ont été libérés.

Le 6 septembre, les bureaux du grand quotidien d’opposition Hürriyet ont été saccagés par un groupe de 200 manifestants dirigés par un parlementaire de l’AKP, au prétexte que sur Twitter, le journal n’avait pas montré assez de respect à l’égard du président de la République, sur un point d’actualité concernant la question kurde (cf. Delphine Minoui et Ergin Sedat).

Le 8 septembre, des nationalistes turcs ont attaqué le siège du Parti démocratique des peuples (HDP), formation politique pro-kurde, à Ankara, ainsi que des dizaines de permanences de ce parti à travers le pays (cf. Mahir Zeynalov), à Alanya et dans une centaine de villes, en réaction aux récentes attaques du PKK contre les forces de sécurité turques : 14 policiers tués à la frontière avec l’Azerbaïdjan (Nakhitchevan) et 16 soldats dans le Sud-Est du pays. Des magasins appartenant à des Kurdes ont également été mis à sac.

Pourtant, à l’issue des élections législatives turques de juin 2015, tous les espoirs étaient permis pour les Kurdes du pays, forts de leurs succès électoraux et de leurs 80 sièges de députés à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Dans ce contexte de montée de la violence, les interrogations de l’ancien ambassadeur des États-Unis à Ankara, M. Eric Edelman, dans le New York Times du 27 août 2015, sur les risques de guerre civile en Turquie résultant de la reprise du conflit avec les Kurdes, résonnent plus que jamais comme une mise en garde. L’ambassadeur de Turquie à Washington, M. Serdar Kilic, lui avait rétorqué, dans les colonnes du même quotidien, que face au terrorisme, le relativisme n’était pas permis, qu’il s’agisse de l’État islamique, du Front Al-Nosra ou du PKK.

Cette nouvelle situation d’instabilité soulève des interrogations quant à la fragilisation de la Turquie, non seulement au plan régional, dans la lutte contre l’État islamique, mais plus généralement, au plan global, en tant qu’alliée de la France dans l’Otan et partenaire stratégique des États-Unis.

Une complexification de la situation sur le terrain

Sur le terrain, ce changement de stratégie par la Turquie a pour effet de complexifier la situation pour la coalition internationale. Désormais, de lourdes incertitudes planent sur le sort des forces combattantes kurdes de Syrie, les Unités de protection du peuple (YPG), branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD), parti affilié au PKK, mais dont le rôle dans la lutte contre l’État islamique en Syrie est crucial, comme l’ont illustré la libération de Kobane à deux reprises (26 janvier et 28 juin 2015) et la prise de Tal Abyad (16 juin 2015). Par ailleurs, le renforcement de la présence militaire russe en Syrie en vue de soutenir le pouvoir syrien (cf. Isabelle Lasserre ou Mathilde Golla), constitue une source d’inquiétude supplémentaire, notamment pour les États-Unis. Alors que la France mène ses premières frappes aériennes en Syrie (27 septembre 2015), ces incertitudes accroissent considérablement la difficulté de cette nouvelle mission.

28 septembre 2015

Éléments de bibliographie

Golla Mathilde : « Moscou engage ses premières missions militaires en Syrie » in Le Figaro, 22 septembre 2015.

Lasserre Isabelle : « Les étranges manœuvres de l’armée russe en Syrie » in Le Figaro, 10 septembre 2015.

Zeynalov Mahir : « US Condemns Attacks on Media and-hdp-offices-callingthem-unacceptable_398813.html).

Minoui Delphine : « La Turquie s’enfonce dans la violence » in Le Figaro, 9 septembre 2015.

Spencer Richard : « Fears Of Civil War As Mobs Attack Kurdish Targets In Turkey » in The Telegraph, 9 septembre 2015 (www.telegraph.co.uk/active/11854390/Fears-of-civil-war-as-mobs-attack-Kurdish-targets-in-Turkey.html).

Moore Jack : « Turkey Sends Ground Forces Into Iraq After PKK Bombings » in Newsweek, 8 septembre 2015 (http://europe.newsweek.com/turkey-sends-ground-forces-into-iraq-after-pkk-bombings-332679).

Sedat Ergin : « Details of Attack on Hürriyet in 11 points » in Hürriyet Daily News, 7 septembre 2015 (www.hurriyetdailynews.com/details-of-attack-on-hurriyet-in-11-points.aspx?PageID=238&NID=88136&NewsCatID=509).

« Turquie : Davuto ğ lu promet de “nettoyer” le pays du PKK » in La Libre Belgique, 7 septembre 2015 (www.lalibre.be/actu/international/turquie-davutoglu-promet-de-nettoyer-le-pays-du-pkk-55edba5735709767898d687a).

Schmitt Eric et Hubbard Ben : « U.S. Revamping Rebel Force Fighting ISIS in Syria » in The New York Times, 6 septembre 2015 (www.nytimes.com/2015/09/07/world/middleeast/us-to-revamp-training-program-to-fight-isis.html).

Kilic Serdar : « Defending Turkey’s Actions » in The New York Times, 2 septembre 2015 (http://www.nytimes.com/2015/09/02/opinion/defending-turkeys-actions.html).

« Arrested British Journalists Testify: No Links To Terror, Only Work In Media » in Today’s Zaman, 31 août 2015 (www.todayszaman.com/diplomacy_arrested-british-journalists-testify-no-links-to-terror-only-work-inmedia_397957.html).

Edelman Eric S. : « America’s Dangerous Bargain With Turkey » in The New York Times, 27 août 2015 (www.nytimes.com/2015/08/27/opinion/americas-dangerous-bargain-with-turkey.html).

« İncirlik ‘fantastic’ for targeting ISIL, US officer says » in Hürriyet Daily News, 23 août 2015 (www.hurriyetdailynews.com/incirlik-fantastic-for-targeting-isil-us-officersays.aspx?pageID=238&nID=87384&NewsCatID=510).

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