Septembre 1922 – La Tragédie de Smyrne, Nouvelle Revue Universelle, N°42, 1er trimestre 2016.

Les cadavres des Chrétiens se sont mis à joncher les rues à la suite de l’entrée des troupes venues arracher la grande cité cosmopolite au contrôle des forces d’occupation occidentales. Des centaines d’adolescentes et de jeunes femmes ont été kidnappées et violées. Leurs familles ne les reverront plus jamais.

Des gens se terrent dans des caves et des sous-sols pour échapper aux massacres. La famine les guette. Dans les faubourgs, des dizaines de milliers de déplacés continuent d’affluer. Ils ont fui devant l’avancée des nouveaux libérateurs, mais nombre d’entre eux, errant sur les routes, ont été dépouillés et suppliciés par des bandes de criminels, qui les pourchassent jusque dans la ville livrée à l’anarchie.

Le 13 septembre, plusieurs foyers d’incendie se sont déclarés simultanément dans l’un des quartiers chrétiens. Les pompiers n’ont pas été en mesure de lutter devant l’ampleur de la catastrophe. Le feu a rapidement tout ravagé sur son passage. Les habitants ont péri par milliers. Des cordons militaires ont empêché les survivants de quitter la ville. Une foule d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, coincés entre les flammes monstrueuses et la menace des armes, ont alors rebroussé chemin et convergé vers les quais en bord de mer.

Epouvantés, suffoquant dans la chaleur et les épaisses fumées, certains d’entre eux ont fini écrasés dans une cohue meurtrière. Tandis que les plus chanceux sont parvenus à se saisir de n’importe quelle embarcation de fortune, les autres se sont jetés à l’eau. Mobilisant leurs dernières forces, ils ont nagé vers les navires de guerre britannique, français, américains et italiens, qui stationnent à quelques centaines de mètres du rivage.

Mais seuls les marins italiens leur ont tendu une main secourable, sauvant tous ceux qui se présentaient. Du côté des Français et des Britanniques, les équipages ont reçu l’ordre de leurs gouvernements respectifs ne pas intervenir.

Les Américains, tout d’abord réticents, ont fini par embarquer sur leurs bâtiments des réfugiés qui ne faisaient pas partie de leurs ressortissants. Au bout de l’effroyable nuit, le matin du 14 septembre, les marines française et britannique ont envoyé des canots vers les quais et procédé à l’évacuation des rescapés.

Mais où s’est donc déroulé ce drame insoutenable ? C’était en 1922 à Smyrne (aujourd’hui Izmir), désignée par Saint Jean comme l’une des Sept Eglises de l’Apocalypse et située non loin des sites chrétiens d’Ephèse, tels que la maison de la Vierge Marie, la tombe et la basilique de Saint Jean, attestant ainsi de deux millénaires de civilisation chrétienne en Turquie.

Quelques années plus tôt, entre avril 1915 et juillet 1916, le génocide des Arméniens – dont les historiens estiment le nombre de victimes à 1,5 million – avait été mené, sous la férule du Comité Union et Progrès des Jeunes-Turcs, vidant l’est et le sud-est du pays de ces populations chrétiennes multiséculaires. L’Occident n’avait pas su ou n’avait pas voulu tirer les conclusions de cette effroyable tragédie, annonciatrice d’autres drames.

Il en sera de même avec Smyrne. Du destin funeste qui fut celui des minorités chrétiennes de cette ville emblématique, sur les cendres desquelles se construisit la Turquie moderne voulue par Atatürk, nous n’avons su tirer aucune leçon. Face à l’exode actuel des communautés chrétiennes du Proche-Orient, les politiques mises en œuvre dans l’urgence par la communauté internationale, se heurtent désormais au déroulement implacable d’une Histoire dont l’Occident semble progressivement écarté.

En septembre 1922, la résistance nationaliste turque, sous l’égide de Mustafa Kemal (qui prendra le nom d’Atatürk à partir de 1934), s’est lancée, depuis trois ans, dans une guerre de libération (Kurtuluş Savaşı) en vue de reconquérir le pays placé sous l’occupation des puissances victorieuses de la Première guerre mondiale. Sur le terrain, les troupes grecques armées par les puissances occidentales, affrontent les forces turques.
Smyrne, ville d’Asie mineure d’où sont originaires des personnalités célèbres, telles que l’armateur grec Arisand centre d’affaires qui s’étend le long des quais – aujourd’hui réaménagés en promenade de front de mer ou Kordon.

Si l’on utilise l’acception turque contemporaine du mot « Levantins », à savoir, des communautés chrétiennes d’origine européenne, principalement française, italienne et britannique, résidant dans l’empire ottoman, ils sont au cœur de la vie économique, sociale et culturelle de la ville. Ils ont édifié de somptueuses demeures à la périphérie de Smyrne. Ils conservent un passeport européen et des liens étroits avec leurs consulats respectifs.

Aux Levantins viennent s’ajouter plusieurs centaines d’expatriés américains, regroupés avec leurs familles dans la colonie dite de Paradis, et très actifs dans l’industrie et les affaires. Arrivés à Smyrne depuis la fin du dix-neuvième siècle, ils s’occupent en particulier de la Sttolérance, leur cosmopolitisme et leur prospérité les protégerait quoi qu’il arrive, les Chrétiens de Smyrne n’anticipèrent jamais le sort qui les attendait.

A la suite de luttes d’influence féroces entre les puissances occidentales, la Grèce, encouragée par le Royaume-Uni, occupe et administre, depuis 1919, la grtoire turc en cas de menace sécuritaire.

20 000 soldats grecs ont donc débarqué à Smyrne, en mai 1919, avec la mission, entre autres, d’assurer la sécurité des populations chrétiennes, dont les Alliés supposent à juste titre qu’elles sont menacées par les nationalistes turcs. La communauté arménienne de Smyrne a, pour l’heure, échappé au génocide de 1915. Mais la violence couve : en réaction à l’occupation grecque de la ville, qui va durer trois ans, jusqu’en 1922, une résistance turque locale va se développer et sera durement réprimée, préparant ainsi le terrain pour un nouveau désastre.

Le 8 septembre 1922, à la suite des défaites subies en Anatolie par l’avancée des troupes de Mustafa Kemal, sont parvenus à rejoindre la ville, croyant y être sauvés. Du côté turc, l’esprit de revanche a été chauffé à blanc par le repli des troupes grecques, qui ont pratiqué la politique de la terre brûlée pendant leur déroute.

Le 9 septembre, la cavalerie turque entre à Smyrne. Les militaires sont secondés par des btome l’évêque grec orthodoxe de Smyrne, est mis à mort sur la place publique. La ville est le théâtre d’atrocités et les cadavres s’amoncellent.

Un incendie a éclaté, le 13 septembre, dans le quartier arménien. Le feu a rapidement ravagé plus des deux tiers de la ville. La ville se consume pendant plusieurs jours. On dénombrera plus de 100 000 morts en majorité grecs et arméniens. La majeure partie de la cité est réduite en cendre, les quartiers grec et arménien étant définitivement rasés de la carte.

Du côté des Alliés, la reconquête de la Turquie opérée par Atatürk est perçue, en 1922, comme annonciatrice d’un basculement des équilibres. Dans ce contexte, les Occidentaux entendent conserver une certaine neutralité, afin de ne pas compromettre leurs relations diplomatiques futures avec les nouveaux maîtres du pays. A titre d’exemple, les Etats-Unis ne soutiennent pas les projets d’évacuation des communautés locales en danger, pour lesquels plaide leur consul, George Horandonnés à leur sort tragique.

Les survivants qui prirent la mer, accostèrent sur les îles de la mer Egée. D’autres débarquèrent dans le port du Pirée à Athènes. Beaucoup rejoignirent Salonique, avant de trouver refuge en France et dans d’autres pays. Comme aujourd’hui, avec le sauvetage de milliers de migrants en Méditerranée, grâce aux bons offices du couple de millionnaires Régina et Christopher Catrambone, ou par le biais du Fonds Weidenfeld Safe Havens du Baron George Weidenfeld, en faveur des Chrétiens d’Orient (3), c’est à l’initiative héroïque du pasteur méthodiste américain, Asa Jennings (1877-1933), que près de 300 000 réfugiés de Smyrne furent sauvés.

Originaire de l’Etat de New York, le pasteur Jennings est envoyé à Smyrne en 1922 pour prendre en charge les œuvres de charité chrétienne du YMCA (Young Men’s Christian Association). Assistant ands brûlés, il prend seul l’héroïque décision de mettre sur pied une opération d’évacuation des survivants.
En suppliant les nouvelles auandant de bord sur ses propres deniers.
Arrivé à Mytilène sur l’île de Lesbos et constatant qu’une vingtaine de navires grecs qui viennent d’être utilisés pour évacuer les troupes d’Asie mineure sont à quai, il supplie les autoujours en attente sur les quais de Smyrne. A Jennings est alors confiée, de manière inédite, la responsabilité de la flotte en charge de l’opération d’évacuation, opération coordonnée à terre par une femme docteur américaine, Esther Lovejoy.
Ce n’est que le 1er ocandis que plus de 100 000 hommes en âge de combattre, séparés de force de leurs familles, sont déportés par les troupes turques vers l’intérieur des terres et envoyés ainsi vers une mort certaine.
Pour son rôle héroïque, la Grèce décerne au pasteur Jennings, en décembre 1922, deux plus hautes distinctions civile (la Croix d’Or de Saint-Xavier) et militaire (la Médaille du Mérite Militaire) (4). Le courage de Jennings est mis en scène dans deux films hollywoodiens en 1945 Strange Destiny (1945) et “A Man of Great Importance” (1952), puis son nom disparaît des consciences.

Giles Miltolérante (6), retrace le déroulement de la tragédie et l’incohérence des puissances occidentales dans cette crise.

A travers le drame que vivent actuellement les Chrétiens d’Orient, réfugiés des guerres du Proche-Orient, le souvenir des suppliciés de Smyrne hante à nouveau nos mémoires, 93 ans après. A ce jour, nul monument n’a été érigé à Izmir pour commémorer la souffrance des centaines de milliers de victimes de cette catastrophe. Au contraire, il est douloureux de voir comment la moindre trace de ces événements tragique a été soigneusement effacée. A titre d’exemple, sur les cendres du quartier grec sera construite la Foire d’Izmir (Fuar), un parc public verdoyant, lieu de l’exposition commerciale annuelle de la ville abritant une fête foraine permanente. Les noms des rues ont été systématiquement changés. Un des boulevards de la ville, situé non loin de l’ancien emplacement du quartier arménien, porte même le nom de Talaat Pacha, l’un des principaux instigateurs du génocide arménien, qui fut assassiné en 1921 à Berlin par un rescapé du génocide, Soghomon Tehlirian, dans le cadre de l’opération Némésis. Un peu plus loin, se trouve la Place de Lausanne (Lozan Meydanı) en référence aux accords de Lausanne de 1923, qui supplantèrent le Traité de Sévres de 1920.

C’est d’ailleurs en vertu du Traité de Lausanne que, dans la foulée de la catastrophe de Smyrne, sera amorcé le processus d’homogénéisation ethnique et religieuse de la région à partir de 1923 et que se dérouleront, dans une atmosphère déchirante, les échanges de populations entre les dernières populations chrétiennes (Grecs) de Turquie et les Musulmans (Turcs) de Grèce. Sans doute est-ce d’ailleurs la prochaine phase que devra traverser le Proche-Orient, au vu des recompositions géopolitiques actuelles. Après les génocides du vingtième siècle, un nouveau partage ethno-confessionnel de cette vaste zone stratégique, pourrait alors être la marque du vingt-et-unième siècle.

NOTES

1. Marie-Carmen SMYRNELIS, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne au XVIIIe et XIXe siècles, Louvain, Peeters, 2005, p.35.
2. Henri NAHUM, « Les juifs à Smyrne : de l’enfermement à l’ouverture vers le monde », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 107-110, septembre 2005, pp. 97-112. https://remmm.revues.org/2799
3. Rosie KINCHENS, « Here is a chance for Jews to do something for Christians », The Sunday Times, 19 July 2015, p.5.
4. “Doubly Honoured by Greece” in The New York Times, 28 décembre 1922.(http://query.nytimes.com/mem/archive-free/pdf?res=9402E2D61630E433A2575BC2A9649D946395D6CF)
5. Giles MILTON : Le Paradis perdu, 1922 : la destruction de Smyrne la tolérante, Ed. Noir sur Blanc, 2010.
6. Léon KONTENTE : Smyrne et l’Occident de l’Antiquité au XXIe siècle, Yvelinédition
2008.

ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Hervé Georgelin : La fin de Smyrne, du cosmopolitisme aux nationalismes, Editions du CNRS, Paris, 2005.

Léon Kontente : Smyrne et l’Occident, Yvelineséditions, 2005.

Giles Miltolérante, Editions Noir sur Blanc, 2010.

Henri Nahum : « Les juifs à Smyrne : de l’enfermement à l’ouverture vers le monde », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 107-110, septembre 2005.

Dora Sakayan : Smyrne 1922. Entre le feu, le glaive et l’eau, L’Harmattan, Paris, 2000.

Marie-Carmen Smyrnelis : Une société hors de soi, Identités et relations à Smyrne aux XVIIIème et XIXème siècles, Peeters, 2005.

Vahe TACHJIAN : La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie, Ed. Karthala, Paris.

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